Cher Theodor W. Adorno,

 

J’ai l’impression que, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours entendu citer votre phrase sur l’impossibilité de la poésie après Auschwitz comme un fait et une vérité indiscutables. C’est du reste logique, puisqu’elle se présente en effet ainsi. Je ne pense pas non plus que mon cas soit isolé ou exceptionnel. Demandez autour de vous : tout le monde garde en mémoire votre terrible injonction, un des jugements les plus sévères que l’on ait porté sur notre époque et sur la littérature. Cette interdiction d’écrire de la poésie après Auschwitz parce que ce serait « barbare », vous l’avez bien sûr formulée en prose (il est vrai que la poésie, autant que je sache, n’était de toute façon pas trop votre langage). Soit. Alors, même si je peux comprendre les circonstances et le contexte qui ont pu vous amener à l’écrire, si tôt après la fin de la guerre, comme une réaction « sous le choc » et « à chaud » en quelque sorte, et même si je suis prête à la lire comme une réaction épidermique et spontanée de rejet catégorique (mais faisiez-vous même dans le spontané ? je n’en sais rien après tout, ne vous connaissant que par vos écrits), surtout que votre ambition était, de manière assez péremptoire, de réfléchir à la « Critique de la culture et la société » en général (quel projet que ce Kulturkritik und Gesellschaft !), cette phrase inlassablement reprise, dans toutes les langues (« Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch », « Scrivere una poesia dopo Auschwitz è barbaro », « To write poetry after Auschwitz is barbaric », etc.), je ne l’ai jamais bien comprise et elle m’a toujours terriblement gênée. Elle m’a toujours paru, à l’instar des préjugés, avoir un peu à voir avec la réalité, et un peu avec la peur. En dépit, ou peut-être précisément à cause de son apparence de fausse évidence, elle me donnait l’impression de quand même bigrement simplifier la vie, le monde et la littérature. Permettez-moi donc d’y revenir une fois encore, histoire de poursuivre la discussion et de ne pas nous arrêter à une formulation qui semble justement fermer à peu près toutes les portes.

Tout d’abord je n’ai jamais bien compris pourquoi vous vous en preniez ainsi particulièrement à la poésie aux dépens d’autres genres, formes et modes d’expression. Était-ce à dire qu’écrire un roman ou une pièce de théâtre après Auschwitz était admissible et « non barbare » (je n’ose tout de même pas écrire « civilisé ») ? (Surtout que, dans le cas d’une pièce de théâtre, Claude Lanzmann aurait, à tort ou à raison, eu deux ou trois choses à redire sur un acteur ou une actrice interprétant le rôle d’un.e déporté.e.) Étiez-vous donc en train de mettre en place une séparation entre des écritures acceptables (le témoignage en prose) et les autres qui étaient bannies à tout jamais (en somme la poésie comme cas paradigmatique de toute forme d’écriture considérée comme excessivement conventionnelle, artificielle, inauthentique, ce qui la condamnerait d’avance) ? Et puis, qu’en était-il alors de la fiction en général ? Autorisée ou pas ? Fallait-il par conséquent comprendre que des censeurs (vous, Claude Lanzmann, Elie Wiesel) alliez statuer sur la « décence » des textes qui parlaient de l’extermination des Juifs d’Europe ? Mais surtout et pour insister sur ce fait perturbant : pourquoi vous acharner de la sorte expressément contre « le » poème et « la » poésie (dont la formulation au singulier est en soi déjà bien problématique) ? Parce qu’elle était censée n’être rien d’autre qu’un épanchement complaisant et égocentrique ? Parce qu’elle était un genre préoccupé avant tout de qualités esthétiques ? Parce qu’elle serait incapable d’exprimer et de témoigner de la Shoah, du sort des victimes, des événements historiques aussi terrifiants et incommensurables soient-ils ? Bref, pourquoi devait-elle être, par principe (à supposer du reste qu’on admette une telle ontologie), impropre à dire ces réalités ? En fait, et sans vouloir vous manquer de respect, j’ai toujours été sidérée que vous, qui ne manquiez pourtant pas de subtilité dans vos pensées, ayez pu formuler une maxime si manifestement réductrice et peut-être même obtuse, qui conduisait de fait aussi à imposer un silence et à risquer un nouvel effacement des morts. Comme si au commencement était l’interdit et à la fin était le silence. Ou qu’on en était réduit à des manœuvres d’évitement ou de contournement, à moins d’être un témoin direct qui seul aurait le « droit » de parler (en prose bien entendu), à moins donc d’être un dépositaire « habilité » de la mémoire.

De plus, c’est ma deuxième objection, plus pragmatique que théorique, à peine prononcée, et votre phrase ne cesse de l’être, par des professeurs ex cathedra, par de doctes étudiant.e.s en classe, par des journalistes dans des débats, elle se voit immédiatement confrontée à une avalanche de contre-exemples, qui suffiraient à eux seuls à la réfuter et dont on ne peut que continuer à s’étonner que vous les ayez bloqués de votre conscience au moment de la formulation de votre interdit. La littérature mondiale ne manque pourtant pas de poèmes qui répondent au droit et au devoir d’exprimer la réalité des lieux de morts et des expériences d’anéantissement, de faire entendre les cris des victimes et les voix du témoignage, de donner corps à la nécessité du souvenir et à la souffrance des survivants. Chacun et chacune d’entre nous a sans doute à l’esprit ses propres exemples. Les miens, qui forment un vaste ensemble en constante expansion, comprennent, sans remonter dans le temps et pour donc nous en tenir à l’époque contemporaine et à quelques exemples, en plus des œuvres attendues de Paul Celan, Rose Ausländer ou Nelly Sachs que nous avons peut-être en commun : la poésie d’Aimé Césaire et de Mahmoud Darwich, l’extraordinaire « Ophelia » (1965) de Peter Huchel dont la figure éponyme, assassinée alors qu’elle essayait de passer de Berlin-est à l’ouest, prisonnière de la Spree et des barbelés boueux (« schlammige Stacheldrahtreuse »), bousculée par la brutalité rêche du commandement (« ein raues Kommando »), le pataugement des bottes (« das Waten von Stiefeln »), les coups de perche (« das Stoßen von Stangen  »), est élevée en symbole de l’innocence massacrée et représentante exemplaire de l’impuissance de l’individu face à la violence d’État, mais aussi « L’envers, canal » (2001) de Michèle Métail, composé face au monument qui plonge dans le Landwehrkanal, installé en mémoire de Rosa Luxemburg à l’endroit où son cadavre fut jeté à l’eau, ou encore le bouleversant Requiem d’Anna Akhmatova que, à votre décharge, vous ne pouviez connaître au moment de la formulation de votre interdit.

Vous en conviendrez, je l’espère, ces poèmes suffisent à eux seuls à contredire votre phrase définitive. Reste cependant ouverte la question de savoir ce qui a pu vous pousser à vous poser ainsi en censeur infaillible, arrivant, même si je ne sais si c’était votre intention, à clore un débat qui n’avait pas même encore été vraiment entamé et qui n’avait certainement pas encore été totalement épuisé. N’y voyez pas d’offense, mais je vous tiens quand même un peu rigueur d’avoir publié une sentence brutale qui coupait ainsi court à toute discussion, d’autant plus que l’exclusion a priori d’un pan entier de la production littéraire, ne peut être une réponse satisfaisante à la dévastation (même si, à vrai dire, les poètes et poétesses paraissent heureusement ne pas en tenir grand compte). Je sais bien, et c’est à votre honneur, que vous êtes revenu plus tard sur votre injonction, en particulier après avoir rencontré et lu l’immense Paul Celan, mais vous l’avez fait dans une phrase prudente et moins marquante, qui n’a finalement pas vraiment retenu l’attention. C’est le tranchant définitif de la première déclaration que nous continuons à traîner comme un fardeau, inlassablement répétée, inlassablement reprise, inlassablement sollicitée et brandie en argument d’autorité. Et peut-être est-ce là d’ailleurs la vraie question : celle de comprendre pourquoi nous continuons à répéter votre phrase comme lettre d’Évangile ou un mantra, pourquoi nous n’arrivons pas à nous en défaire, pourquoi nous avons manifestement besoin de nous y référer et accrocher, aussi partiale et problématique soit-elle. C’est ici que réside le point aveugle, dont vous n’êtes pas directement responsable, celui auquel nous devrions tous nous confronter collectivement et individuellement : le fait qu’autant de personnes, qui n’ont pas grand-chose en commun hormis la certitude d’avoir raison, continuent à reprendre en chœur votre sentence. De sorte que j’en déduis que votre phrase – tant de fois citée avec succès lors de réunions et dans des articles – est devenue, que nous le voulions ou non, et que cela nous plaise ou non, l’une des phrases de notre vie après Auschwitz.

Je veux croire que vous avez vous-même été gêné et dépassé par la portée prise par votre maxime, qui, plus qu’un interdit ou un verdict général contre toute forme de poésie après Auschwitz, était peut-être une provocation ou une parole circonstancielle demandant à être discutée et remise en perspective. J’en veux pour preuve la nuance apportée à votre formule initiale plus de quinze après sa publication. Il est donc d’autant plus urgent de comprendre la sentence première pour ce qu’elle est : certainement pas un absolu qui fermerait la porte à toute expression poétique, mais une réaction sur le vif et surtout à vif, dans ce qu’elle a de plus excessif et de définitif, sur le vif et à vif justement par son caractère tranchant. Puisque la littérature prouve, n’en déplaise aux censeurs, qu’il est légitime, admissible et nécessaire d’écrire de la poésie après Auschwitz, je reste persuadée que votre phrase, il faut continuer à la réfuter, en pensée et en pratique. Mais je crois qu’il faut aussi continuer à la citer en tant que parole individuelle, n’engageant que vous, et témoignage à vif face à un événement qui a pu ébranler aussi profondément toutes nos certitudes, à commencer par les vôtres. Il est enfin grand temps que nous nous souvenions autant que de la déclaration initiale, de la reformulation que vous en avez proposée dans votre Dialectique négative : « La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes ». Peut-être n’avez-vous jamais été vraiment convaincu de la possibilité et légitimité d’écrire des poèmes après Auschwitz, ce qui est bien sûr votre droit le plus strict. Dans ce cas, dont acte. Il n’empêche que, pour moi, vous êtes sans conteste le plus juste dans cette reformulation nuancée et prudente, qui dit humblement et avec hésitation les liens complexes unissant le monde et la poésie. Il n’est jamais aisé d’admettre qu’on s’est peut-être trompé et cela mérite d’être salué. C’est en tout cas ce geste et votre reformulation prudente qui m’ont, en dépit de tout, finalement un peu réconciliée avec vous.

 

Sincèrement,

 

Anne Isabelle François

 

 

 

 

How to cite | Come citare: François, Anne Isabelle (2019), "Lettera aperta. Cher Theodor W. Adorno." In lettere aperte vol. 6, 103-106. [permalink: https://www.lettereaperte.net/artikel/numero-62019/435]

 

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