PDF

Quand "tout est vrai, mais …" : mémoire et "imagination créatrice" dans "Les naufragés et les rescapés" de Primo Levi

Raccontare “bene” significa raccontare “in modo da essere capiti” – osserva Jorge Semprún in La scrittura o la vita (1994). Semprún aggiunge : “ciò non sarà possibile senza un minimo di artificio. Quanto basta perché il racconto diventi arte!”. Una simile presa di coscienza sembra attraversare un numero significativo di testimonianze della seconda metà del XX secolo. Senza formularla in questi termini, Primo Levi la problematizza lungo tutta la sua produzione letteraria, ed in maniera particolarmente interessante ne I sommersi e i salvati (1986), su cui si è deciso di concentrarsi nel presente contributo.

 

"La mémoire humaine est un instrument merveilleux mais trompeur. C’est une vérité usée, [familière] non seulement [aux] psychologues, mais aussi [à] quiconque a regardé avec attention le comportement de [ses proches] ou son propre comportement", met en exergue Primo Levi dans l’incipit du dernier livre publié de son vivant. Il continue : "[l]es souvenirs qui gisent en nous ne sont pas gravés dans la pierre ; ils ont non seulement tendance à s’effacer avec les années, mais souvent ils se modifient ou même grossissent, en incorporant des [filaments] étrangers. Les magistrats le savent bien : il n’arrive presque jamais que deux témoins oculaires du même fait le décrivent de la même façon ou avec les mêmes mots, [y compris] si le fait est récent et qu’aucun des deux n’a un intérêt personnel à le déformer." Bien qu’il soit difficile d’argumenter de manière satisfaisante cette faible fidélité à notre histoire personnelle – souvent écrite comme dans une langue inconnue, dans un alphabet dont nous ignorons les règles de fonctionnement les plus rudimentaires –, il est évident (et désormais "assumé") que certaines conditions particulières peuvent contribuer à en altérer davantage la transmission : "les traumatismes [d’ordre physiologique, cérébral, ou provoqués par une blessure intangible], l’interférence d’autres souvenirs 'concurrentiels', des états anormaux de la conscience, des répressions, des refoulements".

En effet, si "même dans des [situations] normales une lente dégradation est à l’œuvre, un obscurcissement des contours, un oubli [progressivement dû à l’âge]"[1], il va de soi que face aux "souvenirs d’expériences exceptionnelles, d’offenses subies ou infligées […] les facteurs qui peuvent oblitérer ou déformer l’enregistrement mnémonique [s’intensifient et, cela est inévitable, se multiplient]". Évidemment, "le souvenir d’un traumatisme, souffert ou infligé, est lui-même traumatisant parce que son rappel fait souffrir ou, pour le moins, perturbe" ; c’est pourquoi, dans la plupart des cas, "celui qui a été blessé a tendance à [chasser] le souvenir pour ne pas renouveler la douleur ; celui qui a blessé, repousse le souvenir dans les profondeurs afin de s’en libérer, d’alléger son sentiment de culpabilité". Contrairement à toute circonstance où le rapprochement éventuellement analogique quoique paradoxal entre "victime" et "oppresseur" finit par être littéralement "exorcisé"[2], ici l’association des deux termes (ainsi que des entités auxquelles ils renvoient) s’affiche sans détour. Certes, l’auteur tient à préciser que "sur ce point il importe de s’exprimer clairement" afin d’éviter les amalgames et d’alimenter des controverses stériles ; cela dit, la proximité – même typographique – de l’un et de l’autre brise un tabou dont Levi reconnaît la valeur fondamentale, mais qui ne devrait pas être perçu en tant que tel dans l’espace public – le but étant de comprendre au mieux le message qu’il véhicule, avant de chercher à en pondérer le bien-fondé.

Dans Les naufragés et les rescapés (1986), cet encouragement devient un véritable projet politique visant, d’abord, la remise en question radicale d’une dichotomie des plus dangereuses – quand bien même il y serait fait recours en raison de sa charge provocatrice –, ensuite, la déconstruction d’une dualité complexe, dont le livre dans son ensemble s’efforce de nuancer l’emploi, sans pour autant contester les propos qui en sont à l’origine. Inévitablement, une démarche de ce type empiète, dans ce texte, sur l’avancée d’autres réflexions de Levi – notamment en matière de responsabilité individuelle ou collective, d’instrumentalisation du passé à des fins moralisatrices et d’encadrement institutionnel du discours testimonial – ; or, le fait qu’elle s’explicite dès le premier chapitre confirme sa vocation propédeutique et nous pousse à aborder l’intégralité de l’ouvrage au prisme d’un binôme en l’absence duquel le concept de "zone grise" aurait dû être pensé, donc théorisé, dans une perspective diamétralement différente de celle que l’on connaît tous.

Victime et oppresseur, on nous le répète, sont "dans le même piège" ; néanmoins, pour Levi "c’est l’oppresseur, et lui seul, qui l’a préparé et qui l’a déclenché, et s’il en souffre, il est juste qu’il en soit ainsi, et il est inique que la victime en souffre, comme elle le fait". D’autant plus que l’offense subie s’avère généralement inguérissable, qu’elle se prolonge dans le temps et que "les Érinyes, auxquelles nous devons bien croire, ne tourmentent pas seulement le bourreau (si même elles le tourmentent, aidées ou non par le châtiment humain), mais perpétuent son œuvre en refusant la paix à celui qu’il a torturé"[3]. Dans ce sens, les mots du philosophe autrichien Jean Améry (de son vrai nom Hans Chaim Mayer) restent incontournables ; si Levi les évoque – avant d’entrer dans une polémique bien connue que nous n’approfondirons pas ici[4] – c’est pour en rappeler, d’une part, l’à-propos, d’autre part, cette espèce de "justesse définitive", réfractaire à toute sorte de reformulation – raison pour laquelle l’auteur choisit de les reprendre hors texte, dans une traduction personnelle au plus proche de l’original, plutôt qu’au moyen d’une paraphrase – :

Chi è stato torturato rimane torturato. [...] Chi ha subito il tormento non potrà più ambientarsi nel mondo, l’abominio dell’annullamento non si estingue mai. La fiducia nell’umanità, già incrinata dal primo schiaffo sul viso, demolita poi dalla tortura, non si riacquista più. (Levi 1997, 1007)

En dépit d’une divergence de points de vue par rapport aux comportements à assumer vis-à-vis de ses propres ennemis ainsi que de la postérité[5], Levi reconnaît à Améry le mérite d’avoir su affirmer une fois pour toutes, sans laisser de place au malentendu, que "[q]ui a été torturé reste torturé. […] Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel", car "l’abomination de l’anéantissement ne s’éteint jamais" et "[l]a confiance dans l’humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne [peut pas s’acquérir à nouveau]" (Levi 2015, 25).[6] Comme dans une équation, ce constat répété à maintes reprises dans Par-delà le crime et le châtiment [7] fait écho à une conviction qui, réitérée dans Les naufragés et les rescapés, occupe une place équivalente dans l’économie de l’œuvre :

Ogni vittima è da piangere, ed ogni reduce è da aiutare e commiserare, ma non tutti i loro comportamenti sono da proporre ad esempio. L’interno dei Lager era un microcosmo intricato e stratificato ; la "zona grigia" [...], quella dei prigionieri che in qualche misura, magari a fin di bene, hanno collaborato con l’autorità, non era sottile, anzi costituiva un fenomeno di fondamentale importanza per lo storico, lo psicologo ed il sociologo. Non c’è prigioniero che non lo ricordi, e che non ricordi il suo stupore di allora : le prime minacce, i primi insulti, i primi colpi non venivano dalle SS, ma da altri prigionieri, da "colleghi", da quei misteriosi personaggi che pure vestivano la stessa tunica a zebra che loro, i nuovi arrivati, avevano appena indossata. (Levi 1997, 1004)

Dans les essais où elles interviennent, les certitudes de Levi tout comme celles d’Améry – son "ami virtuel et […] interlocuteur privilégié" (Levi 2015, 125) – agissent en tant que "patrons" à partir desquels de nouvelles considérations sont "taillées" ; prémisses d’un discours débuté ailleurs, elles marquent à la fois les conclusions d’un raisonnement dont les livres qu’elles intègrent dressent le bilan, et le début d’une nouvelle forme d’engagement, visant "à éclairer certains aspects [impénétrables] du phénomène Lager[8] "et, par là, à "répondre à la question la plus urgente, celle qui angoisse tous ceux qui ont eu l’occasion [d’entendre les récits des rescapés]", autrement dit : "de [cette réalité] concentrationnaire, quelle part est morte et ne reviendra plus, comme l’esclavage et le code du duel ? quelle part est revenue ou est en train de revenir ? que peut faire chacun de nous pour que, dans ce monde gros de menaces, celle-ci au moins se révèle vaine ?" (Levi 2015, 20s.).

Loin d’apparaître complexe, la formule susceptible de nous protéger d’autres catastrophes de la même ampleur que la Shoah semble pouvoir être contenue dans un diagramme de Venn : les aires d’intersection entre les ellipses renfermeraient, sinon la solution, du moins les indices nécessaires à une reconfiguration du problème soulevé par les interrogations ci-dessus ; les lignes délimitant chaque ensemble rappelleraient quant à elles que le but d’une telle schématisation n’est pas de minimiser la portée de ce qui la motive, mais plutôt de remettre en cause – si possible de manière irrévocable – la défaillance présumée de n’importe quelle issue. Il serait très ingénu de croire en ce que Levi lui-même ne croit pas jusqu’au bout – dans le cas contraire, rien ne l’aurait empêché de compléter son texte par une image qui, en revanche, ne voit le jour que dans la tête du lecteur – ; cependant, c’est justement dans ces conjonctions que les mathématiciens qualifient d’"impossibles", dans ces régions généralement hachurées, qu’émerge de façon ostensible, au sein du diagramme mentalement esquissé, l’éventualité d’un discours, non pas sur l’impact et les conséquences du désastre, mais sur les conditions qui l’ont rendu possible. Levi sait bien que, s’il est difficile de recréer les circonstances exactes qui ont devancé un évènement – dans le but de "percer le mystère" et atteindre un niveau de connaissance sans précédent de l’évènement en question[9] –, il est d’autant plus laborieux d’éviter qu’un phénomène calamiteux – dont on ne connaît pas en détail la genèse, malgré les milliers de suppositions exprimées à son égard – se produise à nouveau, et ce, même indépendamment de la volonté humaine, c’est-à-dire d’une grande majorité d’hommes et de femmes. C’est pourquoi, il préfère se pencher sur les constats les plus glaçants, quitte à dévoiler des vérités atroces au point de paraître inaudibles, au lieu de se cacher derrière des châteaux de cartes tout aussi aveuglants, mais dont la fonction se limiterait à préserver un équilibre individuel, sans tenir compte du fait que – comme le suggèrent les Évangiles et, plus fermement encore, l’Apocalypse de Jean – "se mentir à soi-même c’est ébranler la loyauté de son prochain"[10].

"Toute victime est digne d’être pleurée, tout [survivant] est à aider et à plaindre", décrète Levi avant d’ajouter : "mais leurs comportements ne sont pas tous à proposer en exemple". Il est bien connu que "[l]’intérieur des Lager était un microcosme complexe et stratifié" ; or, la "zone grise", celle peuplée de "prisonniers qui dans une mesure quelconque, parfois en vue du bien, ont collaboré avec les autorités", ne représentait pas un territoire restreint, une faible portion de la population du Camp, mais un aspect véritablement constitutif de son mode de fonctionnement, un rouage de la mécanique concentrationnaire – ce qui apparaît assez clairement dans l’extrait cité. "Il n’est pas un prisonnier qui ne se le rappelle, et qui ne se rappelle son étonnement", nous précise-t-on, avant d’affirmer de manière résolue : "les premières menaces, les premières insultes, les premiers coups ne venaient pas des SS, mais d’autres prisonniers, de 'camarades', de ces personnages [troubles] qui portaient eux aussi la même tenue zébrée qu’eux, les nouveaux arrivés, venaient d’endosser." Il est évident que la restitution d’un tel constat trahit la nécessité de partager ce qui ressemble à un enseignement[11]. Or, si survivre à Auschwitz peut impliquer une remise en question irréversible de la confiance en l’autre, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille céder à une remise en question définitive de l’Autre.

C’est ce que Levi n’a de cesse de rappeler lorsqu’il évoque la solidarité dont certains ont su faire preuve malgré tout ; c’est ce à quoi ses remarques autour du principe d’individuation se réfèrent, en particulier quand il retrace la trajectoire de ceux qui ont "basculé" – autrement dit, de ceux qui se sont détournés d’eux-mêmes plus ou moins consciemment selon les circonstances, mais toujours sous le joug pervers de l’endoctrinement. Des textes sacrés mentionnés plus haut et reconnaissables entre les lignes, sa réflexion ne garde que quelques traits essentiels : l’utilité de répandre non pas la "bonne nouvelle", mais une prise de conscience du fait qu’il faut réagir – y compris si les choses semblent sans espoir, ou alors pour contrer le danger qu’elles le deviennent – ; l’urgence pour le témoin oculaire de se faire "témoin instrumentaire", afin de porter un regard rétrospectif et, dans la mesure du possible, "distancié" sur sa propre expérience – ce qui revient à participer au processus de verbalisation du passé au moyen d’une écriture encore plus sobre que d’habitude et indéfectiblement adressée aux générations futures – ; la portée eschatologique d’une parole apte à dire la fin d’un monde (non pas la fin du monde) ; la charge visionnaire – presque hallucinatoire – d’un texte souvent théorique, mais qui penche du côté du récit là où il est important de capturer l’attention de l’auditoire, et pourquoi pas à l’aide d’un "arrêt sur image".

De dérivation néoplatonicienne, ce dernier se prête aussi bien à la vulgarisation d’un concept dont l’approfondissement spéculatif s’avérerait difficile d’accès, qu’à la tentative de dynamiser un raisonnement dont l’avancée demeure – ne serait-ce que sur le plan formel – proche des modèles chrétiens qui l’inspirent. Bien évidemment, la réception de ces modèles est filtrée par l’emploi qui en a été fait en Italie, non seulement par Dante, mais aussi et surtout par les philosophes humanistes[12] ; toutefois, à la différence de ce qui se passe dans d’autres publications, elle produit ici un type de syncrétisme également "idéologique". Sonia Gentili effleure cette question dans un travail consacré, entre autres, aux pratiques de "visualisation"[13] mises en œuvre depuis l’Antiquité classique, dans le but de provoquer une réponse à un stimulus émotionnel (cf. Gentili 2005, 22s.). Quant à nous, nous nous attarderons à titre d’exemple sur un passage qui nous permettra de creuser cette problématique, et d’en étudier la pertinence dans la seule section de Les naufragés et les rescapés où la notion de "zone grise"[14] est abordée de façon véritablement concluante :

Al mio ritorno da Auschwitz mi sono trovato in tasca una curiosa moneta in lega leggera, che conservo tuttora. È graffiata e corrosa ; reca su una faccia la stella ebraica (lo "Scudo di Davide"), la data 1943 e la parola getto, che alla tedesca si legge ghetto ; sull’altra faccia, le scritte QUITTUNG ÜBER 10 MARK e DER ÄLTESTE DER JUDEN IN LITZMANNSTADT, e cioè rispettivamente Quietanza su 10 marchi e Il decano degli ebrei in Litzmannstadt : era insomma una moneta interna di un ghetto. Per molti anni ne ho dimenticato l’esistenza, poi, verso il 1974, ho potuto ricostruirne la storia, che è affascinante e sinistra. (Levi 1997, 1037)

À son retour d’Auschwitz, Levi trouve dans sa poche une curieuse monnaie en alliage léger, éraflée et corrodée, qui porte sur une face l’étoile de David, la date 1943 et le mot allemand "getto", sur l’autre face les inscriptions, toujours en allemand, "Quittance de 10 Marks" et "Le doyen des Juifs de Litzmannstadt". Ce n’est que dans les années 1970 – à une époque où Les naufragés et les rescapés existe donc déjà en tant que projet[15] – que l’auteur peut reconstruire l’histoire "fascinante et sinistre" de cette pièce. Il décide d’y revenir au moyen d’une ekphrasis, dans des pages où fresque historique et portrait psychologique s’entremêlent, pour renseigner le lecteur sur un épisode somme toute assez marginal – et en même temps emblématique de la pluralité d’interprétations qui peuvent être fournies lorsque l’on s’efforce de rendre compte d’une situation-limite ou des comportements auxquels elle peut donner lieu.

Col nome di Litzmannstadt, in onore di un generale Litzmann vittorioso sui russi nella prima guerra mondiale, i nazisti avevano ribattezzato la città polacca di Łódź. Negli ultimi mesi del 1944 gli ultimi superstiti del ghetto di Łódź erano stati deportati ad Auschwitz : io devo aver trovato sul suolo del Lager quella moneta ormai inutile.

Nel 1939 Łódź aveva 750 000 abitanti, ed era la più industriale delle città polacche, la più "moderna" e la più brutta : viveva sull’industria tessile, come Manchester e Biella, ed era condizionata dalla presenza di una miriade di stabilimenti grandi e piccoli, perlopiù antiquati già allora. Come in tutte le città di una certa importanza dell’Europa orientale occupata, i nazisti si affrettarono a costituirvi un ghetto, ripristinandovi, aggravato dalla loro moderna ferocia, il regime dei ghetti del Medioevo e della controriforma. Il ghetto di Łódź, aperto già nel febbraio 1940, fu il primo in ordine di tempo, ed il secondo, dopo quello di Varsavia, come consistenza numerica : giunse a contenere più di 160 000 ebrei, e fu sciolto solo nell’autunno del 1944. Fu dunque il più longevo dei ghetti nazisti, e ciò va attribuito a due ragioni : la sua importanza economica e la conturbante personalità del suo presidente. (Levi 1997, 1037s.)

"Litzmannstadt était le nom dont les nazis, en l’honneur d’un général Litzmann, vainqueur des Russes lors de la Première Guerre mondiale, avaient rebaptisé la ville polonaise de Lodz. Durant les derniers mois de 1944, les derniers survivants du ghetto de Lodz avaient été déportés à Auschwitz", explique Levi comme dans une considération prononcée à voix haute. À la manière de l’un de ses alter ego littéraires aux prises avec la réévocation d’une histoire face à un interlocuteur en chair et en os, il ajoute : "j’avais sans doute trouvé sur le sol, dans le camp, cette pièce devenue inutile" (Levi 2015, 60s.). Dernier vestige d’un temps et d’un espace désormais révolus, cet objet qui a perdu sa valeur matérielle se charge d’une puissance symbolique extrêmement évocatrice : par ce que les rhétoriciens qualifieraient de "synecdoque particularisante"[16], il nous catapulte dans une réalité que nous avons l’impression soudainement de percevoir avec tous nos sens et, par un double mouvement de zoom en avant puis en arrière[17], nous rapproche dangereusement d’un personnage à l’allure déroutante :

Si chiamava Chaim Rumkowski : già piccolo industriale fallito, dopo vari viaggi ed alterne vicende si era stabilito a Łódź nel 1917. Nel 1940 aveva quasi sessant’anni ed era vedovo senza figli ; godeva di una certa stima, ed era noto come direttore di opere pie ebraiche e come uomo energico, incolto ed autoritario. La carica di Presidente (o Decano) di un ghetto era intrinsecamente spaventosa, ma era una carica, costituiva un riconoscimento sociale, sollevava di uno scalino e conferiva diritti e privilegi, cioè autorità : ora Rumkowski amava appassionatamente l’autorità. Come sia pervenuto all’investitura non è noto : forse si trattò di una beffa nel tristo stile nazista (Rumkowski era, o sembrava, uno sciocco dall’aria perbene, insomma uno zimbello ideale) ; forse intrigò egli stesso per essere scelto, tanto doveva essere forte in lui la voglia del potere. (Levi 1997, 1038)

Il s’agit de Chaim Rumkowski : "petit industriel ayant fait faillite, après divers voyages et une succession de hauts et de bas, il s’était établi à Lodz en 1917. En 1940, il avait près de soixante ans et était veuf sans enfants ; il jouissait d’une certaine estime et était connu en sa qualité de président d’œuvres charitables juives[,] comme un homme énergique, inculte et [despotique, mais aussi en tant que 'doyen' du ghetto]."[18] Cette charge était en elle-même effrayante, commente Levi ; ceci étant, comme il le précise immédiatement, "c’était une charge, [une responsabilité qui impliquait] une reconnaissance sociale, [qui] élevait d’un degré et conférait des droits et des privilèges, c’est-à-dire l’autorité". Or, Rumkowski devait aimer passionnément l’autorité. Levi nous dit "[qu’on] ignore comment il était parvenu à [son] investiture", mais n’hésite pas à avancer deux suppositions : "peut-être s’est-il agi d’une farce dans le [parfait] style nazi (Rumkowski était, ou paraissait, un sot à l’air comme il faut, bref, un fantoche idéal) ; peut-être intrigua-t-il lui-même pour être choisi [par le régime], tellement le désir du pouvoir devait être [pressant] en lui"[19].

Bien qu’insistant sur le fait que face à Rumkowski une espèce d’impotentia judicandi ne peut que paralyser – nous contraignant à suspendre tout verdict définitif –[20], l’auteur semble néanmoins vouloir accorder plus d’importance à cette deuxième supposition[21]. Pour Levi, il est clair que "le système" a pu encourager les ambitions d’un individu facilement influençable ; et pourtant, en dehors de toute éventuelle manipulation, Rumkowski a dû tracer sa route en pensant, dans un premier temps, qu’il se jouait de ses contacts – sans soupçonner que son jeu puisse se retourner contre lui –, puis, que s’allier à la Mort aurait fini par l’épargner, d’une manière ou d’une autre. "C’est une chose prouvée que les quatre années de sa présidence, ou plutôt de sa dictature, furent un étonnant mélange de rêve mégalomane, de vitalité barbare[, mais aussi de] réelle[s] capacité[s] de diplomate et d’organisateur", indique Levi en synthétisant une documentation conséquente collectée au fil du temps au sujet de ce petit tyran "impuissant vers le haut et tout puissant vers le bas", qui vante "le trône et le sceptre, [ne redoutant pas l’incohérence] ni la dérision". Bien sûr, une fois passées en revue les compétences du personnage dans ses différents domaines d’activité, la suite du texte se concentre plutôt sur les modalités par lesquelles il "arriva [progressivement] à se voir […] dans le rôle d’un monarque absolu mais éclairé, […] sans aucun doute poussé sur cette voie par ses [supérieurs]" (Levi 2015, 61s.):

Da loro ottenne l’autorizzazione a battere moneta, sia metallica (quella mia moneta), sia cartacea, su carta a filigrana che gli fu fornita ufficialmente. In questa moneta erano pagati gli operai estenuati del ghetto ; potevano spenderla negli spacci per acquistarvi le loro razioni alimentari, che ammontavano in media a 800 calorie giornaliere (ricordo, di passata, che ne occorrono almeno 2 000 per sopravvivere in stato di assoluto riposo).

Da[i suoi] sudditi affamati, Rumkowski ambiva riscuotere non solo obbedienza e rispetto, ma anche amore [...]. Poiché disponeva di un esercito di eccellenti artisti ed artigiani, pronti ad ogni suo cenno contro un quarto di pane, fece disegnare e stampare francobolli che recano la sua effigie, con i capelli e la barba candidi nella luce della Speranza e della Fede. Ebbe una carrozza trainata da un ronzino scheletrico, e su questa percorreva le strade del suo minuscolo regno, affollate di mendicanti e di postulanti. Ebbe un manto regale, e si attorniò di una corte di adulatori e di sicari ; dai suoi poeti-cortigiani fece comporre inni in cui si celebrava la sua "mano ferma e potente", e la pace e l’ordine che per virtù sua regnavano nel ghetto ; ordinò che ai bambini delle nefande scuole, ogni giorno devastate dalle epidemie, dalla denutrizione e dalle razzie tedesche, fossero assegnati temi in lode "del nostro amato e provvido Presidente". (Levi 1997, 1038s.)

En effet, "[i]l obtint [directement de ses chefs] l’autorisation de battre monnaie, soit en métal [c’est le cas de la pièce que Levi a retrouvée], soit sur [le] papier à filigrane qui lui fut fourni [de manière officielle]." C’est avec cette monnaie, souligne l’auteur, "qu’étaient payés les ouvriers exténués du ghetto" ; ces derniers "pouvaient la dépenser dans les débits de vivres pour acquérir leurs rations alimentaires qui s’élevaient en moyenne à huit cents calories quotidiennes", tout en sachant – comme Levi ne manque pas de le rappeler – "qu’il en faut au moins deux mille [à un être humain] en état de repos complet". Peut-être parce qu’il était associé aux seuls droits dont les gens disposaient, à une époque et dans un contexte où bien qu’exploités et affaiblis ils percevaient encore un "salaire", Rumkowski "avait l’ambition de recevoir de ses sujets affamés non seulement le tribut de l’obéissance et du respect, mais aussi celui de l’amour"[22]. Pouvant compter sur une "armée d’excellents artistes et artisans, prêts à obéir à son moindre signe contre un quart de pain, il fit dessiner et imprimer des timbres à son effigie, avec chevelure et barbe blanche dans la lumière de l’Espérance et de la Foi" ; de plus, il parvint à obtenir le privilège de circuler dans "une voiture tirée par une rosse squelettique", dans laquelle il s’amusait à parcourir "les rues de son royaume minuscule, peuplé de mendiants et de solliciteurs". Telle la caricature d’un seigneur d’antan, "[i]l eut un manteau royal et s’entoura d’une cour d’adulateurs et d’hommes de main ; il fit composer par ses poètes-courtisans des hymnes célébrant sa 'main ferme et puissante', et la paix et l’ordre qui, grâce à son œuvre, régnaient dans le ghetto". Ce n’est pas tout : "il ordonna qu’on donne des sujets de rédaction à la louange de 'notre Président aimé et sage' aux enfants des infâmes écoles [décimées] chaque jour par les épidémies, la dénonciation et les rafles allemandes"[23].

Comme tous les autocrates, Rumkowski eut hâte d’organiser une police efficace, destinée en principe au maintien de l’ordre, en fait à protéger sa personne et imposer sa discipline : elle était formée de six cents gardiens armés de gourdins et d’un nombre indéterminé de mouchards. Afin d’asseoir son leadership, il prononça aussi quantité d’allocutions publiques[24], dont le style est très facilement reconnaissable en raison de ses similitudes avec la technique oratoire de Mussolini et de Hitler, caractérisée par "[une] déclamation inspirée, [un] feint discours avec la foule, […] la création du consensus par la sujétion et l’applaudissement" (Levi 2015, 63) :

Forse questa sua imitazione era deliberata ; forse era invece una identificazione inconscia col modello dell’"eroe necessario" che allora dominava l’Europa ed era stato cantato da D’Annunzio ; ma è più probabile che il suo atteggiamento scaturisse dalla sua condizione di piccolo [oppressore, che] non teme di essere contraddetto [...]. (Levi 1997, 1039)

"Son imitation était peut-être délibérée ; peut-être était-elle, au contraire, une identification inconsciente au modèle du 'héros nécessaire' qui dominait alors l’Europe et avait été chanté par D’Annunzio", commente Levi en dénonçant les effets néfastes de toute une littérature qui, au début du XXe siècle, s’était faite porte-parole d’un conservatisme philomilitaire et, dans la plupart des circonstances, problématiquement nationaliste. Cette question, comme tant d’autres, reste irrésolue ; d’autant plus que Rumkowski fut beaucoup plus complexe qu’il n’apparaît dans les pages de Les naufragés et les rescapés. L’auteur le met en évidence lui-même en observant, d’abord, que ce drôle de personnage "ne fut pas seulement un renégat et un complice", puisque "non content de [l’avoir fait] croire, il [a dû] s’être progressivement convaincu […] qu’il était un messie, le sauveur de son peuple, dont il [a dû malgré tout] avoir désiré le bien, au moins par intervalles" ; ensuite, que "son [association] avec les oppresseurs alterne, ou se joint à une [assimilation] avec les opprimés" – si "l’homme, [comme le] dit Thomas Mann, est un être contradictoire, […] il le devient [à plus forte raison lorsqu’il] est plus [fermement] soumis à des tensions : il échappe alors à notre jugement, comme une boussole s’affole au pôle magnétique"[25] – ; enfin, qu’une histoire comme celle de Rumkowski "n’est pas fermée sur elle-même", mais qu’elle est "grosse de prolongements", en ce qu’elle "crie et demande [que la postérité] la comprenne, car on entrevoit en elle un symbole, comme dans les rêves et dans les [mouvements] du ciel"[26].

Ajoutons qu’il existe au moins deux versions du sort final de Chaim Rumkowski[27], "comme si [l’ambivalence] sous le signe de laquelle il avait vécu s’était prolongée pour entourer sa mort". Selon certains, au moment de la liquidation du ghetto, il aurait accepté d’être déporté avec son frère, dont il ne voulait pas se séparer ; d’autres soutiennent qu’après avoir essayé sans succès de sauver Rumkowski et ses propres affaires – en remettant à plus tard l’élimination du ghetto – Hans Biebow, un louche entrepreneur allemand qui avait investi dans la main d’œuvre juive à Lodz, aurait réservé à son protégé un traitement de faveur, lui permettant de voyager jusqu’à Auschwitz avec le décorum convenant à son [rang], autrement dit "dans un wagon spécial accroché à la queue d’un convoi de wagons de marchandises bourrés de prisonniers non privilégiés". Inutile de dire que pour n’importe quel Juif à la merci des Allemands il n’y avait qu’un seul destin. Comme Levi l’explique en guise de conclusion, "[n]i la lettre [de recommandation adressée par Biebow aux administrateurs du Lager], ni le wagon ['de luxe' dans lequel il quitta le ghetto avec les siens] ne suffirent à sauver Chaim Rumkowski, roi des Juifs" [28]. À Auschwitz les traces de ce prisonnier tout sauf ordinaire ont été vite perdues – ce qui n’a pas empêché les légendes de proliférer à son sujet : la plus atroce voudrait qu’il ait été battu à mort à proximité du "krématorium II" par d’anciens habitants du ghetto de Lodz désireux de se venger, puis incinéré par une bande de Sonderkommandos (Ungar 2004, 57 n.127).

Il n’est pas anodin que l’excursus consacré à Rumkowski ne se termine pas par une référence directe à ces derniers. Ailleurs dans Les naufragés et les rescapés (Levi 1997, 1028-1037; 2015, 49-60), Levi tente de réhabiliter la trajectoire de ceux qui avaient été affectés à ces "unités spéciales"[29], afin de revenir en connaissance de cause sur un exemple très particulier de "collaboration" qui avait fait l’objet de trop de raccourcis dans ses contributions précédentes. Or, un rapprochement manifeste entre Rumkowski et les Sonderkommandos aurait pu donner lieu aux malentendus que l’auteur essaie justement de dissiper dans son étude de la "zone grise"[30] ; c’est pourquoi, tout en incluant les Sonderkommandos dans l’analyse de ce que ce territoire de l’entre-deux est censé représenter – et suggérer, métaphoriquement parlant[31] –, n’importe quel parallèle entre Rumkowski et d’autres possibles "types" est soigneusement évité, dans le but de limiter le raisonnement à un seul cas de figure à la fois. Il est clair que, dans la section consacrée à la "zone grise", plusieurs cas de figure sont pris en compte par souci de complétude – et parce que tous, chacun à sa manière, empêchent d’exprimer un avis tranché au sujet de leur situation spécifique[32] – ; ceci étant, le fait qu’ils se succèdent et se fassent écho les uns aux autres, sans forcément donner lieu à de véritables comparaisons, est révélateur de la démarche que Levi décide d’adopter, tout comme de la "dialectique" qu’il s’efforce de mettre en place.

Comme les passages repris plus haut le montrent bien, celle-ci se définit par l’emploi d’une série de séquences indépendantes, dont les unes ne signifieraient pas la même chose en l’absence des autres. De fait, si dans le Rapport sur Auschwitz rédigé à quatre mains avec le médecin Leonardo De Benedetti les hypotyposes encourageaient l’implication affective du lecteur et que la contamination de la prose par la poésie telle qu’elle a été expérimentée depuis Si c’est un homme n’a eu de cesse d’accentuer, entre autres, les moments à plus forte intensité dramatique, ici ce sont les différentes digressions, chacune isolant quelques épisodes marquants de l’existence d’individus susceptibles d’être situés par l’auteur dans la "zone grise", qui se détachent de l’ensemble et nous parlent. À forte composante descriptive, ces détours ne nous éloignent pas des propos de fond ; au contraire, ils nous happent ponctuellement dans des micro-histoires qui, entrecoupant le développement principal, contribuent à rendre moins "abstraite" la portée documentaire du discours. Bien que cela puisse paraître paradoxal de devoir rendre moins virtuel un enchaînement d’énoncés censés relever d’une pratique testimoniale, c’est précisément ce que la brutalité de certaines scènes nécessite. Ainsi, à l’incrédulité qu’elles peuvent engendrer Levi oppose une telle quantité de détails – très souvent illustratifs – que seule la mauvaise foi pourrait les remettre en cause. Issus de son bagage personnel mais aussi des dépositions que d’autres ont produites suite à la libération des Camps, ces éléments enrichissent le contenu informatif du texte, tout en laissant émerger un travail d’agencement auquel l’écrivain, préoccupé autant par les mots que par leur habillage, se dédie méticuleusement.

"La mémoire, ce n’est pas seulement les faits, les choses vues, et le relevé de leur emboîtement, c’est aussi la chaleur d’une émotion", affirme l’écrivain israélien Aharon Appelfeld dans l’introduction à une suite de conférences dispensées aux États-Unis entre la deuxième moitié des années 1980 et le début des années 1990. Après un court paragraphe dans lequel, comme Levi, il met en garde son auditoire quant à une éventuelle inconstance des souvenirs, il ajoute : "[l]a mémoire est sans aucun doute l’essence de la création. Mais, de temps en temps, la mémoire est [un agglomérat], si l’on peut dire, où ce qui est important et ce qui ne l’est pas se [mélangent ;] elle exige un [je ne sais quoi de] dynamique qui la fasse bouger, lui donne des ailes – et c’est généralement ce que fait l’imagination." Il continue plus loin : "[l]e pouvoir de l’imagination créatrice ne réside pas dans […] l’exagération, comme il en donne parfois le sentiment, mais dans un nouvel agencement des faits. Il ne s’agit pas d’inventer des faits nouveaux, mais [d’en sélectionner et] de les distribuer correctement : [au fond, c’est] leur ordre [qui] rend visible 'l’idée' de l’auteur" (Appelfeld 2006, 14)[33], tout comme ses intentions les plus profondes.

Encore plus que dans les autres ouvrages de Levi, dans Les naufragés et les rescapés il est important d’affirmer irrévocablement à quel point la transmission d’un témoignage ne peut se passer d’une certaine créativité[34] lorsqu’il s’agit, d’une part, de choisir, disposer, relier, d’autre part, d’élaborer et partager une réflexion autour des évènements relatés – y compris des évènements relatés par autrui, si leur inclusion s’avère déterminante au vu des données à communiquer. Nous l’avons vu en reparcourant les vicissitudes de Rumkowski ; c’est ce qu’il est possible de constater également là où, toujours dans la même section du texte, Levi se concentre sur la figure de Miklos Nyiszli. Médecin hongrois, celui-ci a compté parmi les très rares survivants de la dernière "équipe spéciale" d’Auschwitz ; c’était un anatomo-pathologiste bien connu dans son pays d’origine, un expert en autopsies et le bras droit du médecin-chef des SS de Birkenau, "ce [Josef] Mengele qui est mort [en 1979 au Brésil,] en échappant à la justice" (Levi 2015, 54)[35].

En échange de ses services – qui consistaient souvent en expérimentations perverses et atroces sur les autres détenus[36] –, Nyiszli avait obtenu des avantages matériels pendant toute la période de son emprisonnement ; certains Allemands avaient fini par le considérer presque comme un confrère. Clairement, son expérience offre un point de vue inédit non seulement sur la vie dans les Camps, mais aussi sur les différentes stratégies d’anéantissement utilisées par les nazis. Levi s’y intéresse à deux reprises : initialement, pour évoquer un match de football entre SS et SK (Sonderkommandos) auquel il n’a pas assisté, mais dont l’image semble s’être cristallisée dans sa mémoire depuis la première fois qu’il en a entendu parler ; après, pour franchir le seuil des chambres à gaz, en s’obligeant à porter son regard plus loin, au-delà de cette frontière à proximité de laquelle il s’était arrêté quand il avait cherché à restituer la disparition de son amie Vanda Maestro[37].

À propos du match, "Nyiszli raconte […] qu’il [s’y est rendu] pendant une pause du 'travail'" ; le récit quasi photographique de ce rassemblement permet à Levi d’observer que "[r]ien de [comparable] n’est jamais arrivé, ni n’aurait été concevable, avec d’autres catégories de prisonniers", et de répéter que si "avec eux, avec les 'corbeaux du crématoire', les SS pouvaient aller sur le terrain" c’était parce que, finalement, tout en étant différents, ils se sentaient appartenir au même monde, contribuer à l’entretien d’un même dispositif. "Derrière cette armistice on lit un rire satanique", affirme l’auteur avant de nous le faire entendre : "c’est consommé, nous y sommes arrivés, vous n’êtes plus l’autre face, l’antirace, l’ennemi premier du Reich millénaire ; vous n’êtes plus le peuple qui refuse les idoles. Nous vous avons choisis, corrompus, entraînés jusqu’au fond avec nous. Vous êtes comme nous, vous les orgueilleux : salis de votre sang comme nous. Vous aussi, comme nous et comme Caïn, avez tué votre frère. Venez, nous pouvons jouer ensemble."[38]

En ce qui concerne les chambres à gaz, "Nyiszli raconte un autre épisode digne d’être médité" : l’effectif d’un convoi à peine déchargé est entassé dans une chambre et tué ; une poignée d’hommes accomplit son horrible travail quotidien, "démêler l’enchevêtrement de cadavres, les laver avec des lances et les transporter au [four]". Une chose exceptionnelle se produit : sur le sol, au milieu des corps, git une jeune fille encore vivante. L’espace d’un instant, Levi nous plonge dans l’exiguïté de la pièce destinée à la mise à mort simultanée des derniers arrivés et hasarde une hypothèse : "les corps humains ont peut-être formé une barrière autour d’elle, emprisonné une poche d’air qui est restée respirable". Face à cette situation des plus improbables[39], les gens présents sont aussi démunis que perplexes : "la mort est leur [tâche] de toutes les heures, la mort est une habitude […], mais cette femme est vivante", sa silhouette se dégage de l’amas de chair qui attend d’être transporté au crématoire et questionne par son regard indéchiffrable les individus autour d’elle. Ceux-ci "la dissimulent, la réchauffent, lui apportent du bouillon de viande, l’interrogent" ; la jeune fille a seize ans, elle ne s’oriente pas, elle ignore où elle se trouve, "elle a [connu] sans comprendre [le parcours dans le] train scellé, […] la brutale sélection préliminaire, [le] déshabillage, […] l’entrée dans la chambre dont [nul] n’est jamais sorti vivant". Elle n’a pas compris "mais elle a vu", explique Levi, c’est pourquoi elle doit mourir, "et les hommes de l’équipe le savent, comme ils savent qu’eux-mêmes doivent mourir, et pour la même raison".

Si en commentant le match entre SS et SK Levi fait recours à une focalisation variable, qui culmine avec la prise de parole d’une espèce de Mal personnifié, dès qu’il essaie de revenir sur ce qui reste d’une "personne" et de la pitié qu’elle suscite dans une réalité dominée par les "masses anonymes" il ne peut s’empêcher, dans une incise, de précipiter son lecteur au cœur de la tragédie pudiquement retracée. De façon aussi rapide qu’immersive, dans les deux cas l’auteur fait en sorte que l’on parvienne à revivre avec lui ce dont il ne peut témoigner que par procuration : les "tableaux" qu’il consigne font office de "portes spatio-temporelles", mais, contrairement à ce qui advient dans la plupart des textes de science-fiction[40], elles nous propulsent dans un ailleurs qui a bel et bien existé – aussi impensable que cela puisse paraître. Le parti pris étant de placer son propre vécu et les considérations qu’il génère au sein d’un discours protéiforme et inévitablement "pluriel" – c’est-à-dire marqué par les points de contact ou de dissemblance par rapport à d’autres discours issus d’expériences approchantes –, la "créativité" prônée par Appelfeld s’applique ici à un niveau macrostructural – dans l’organisation interne du texte –, mais aussi et spécialement afin de "combler les vides", affiner les représentations, les rendre palpables, voire facilement "assimilables" par des lecteurs qui seront de plus en plus éloignés des faits en question.

"La vie dans la Shoah ne réclame [rien de nouveau ou de fabriqué de toute pièce]", affirme Appelfeld ; cette vie "était si 'riche' [que l’on pouvait en être] saturé". Dès lors, pour ceux qui s’efforcent d’en rendre compte, "la difficulté littéraire [n’est] pas d’empiler un [épisode] sur un autre, mais de retenir les plus nécessaires, ceux qui abordent [l’esprit] de l’expérience et non ses marges" (Appelfeld 2006, 14). En relevant le défi qu’une telle entreprise implique – comme nous l’avons observé, ne serait-ce que sommairement, en ces quelques pages – Levi s’inspire aussi bien de la "grande littérature" que des outils qu’elle met à la disposition de ceux qui veulent s’en servir[41] ; il use aussi bien de sa rigueur de chimiste que de l’"inventivité" dont les sciences sociales ont su faire preuve, afin de divulguer le plus largement possible les résultats de leurs recherches. Sur ce point, il est utile de rappeler avec Francis Affergan que le discours anthropologique et, plus encore, le discours ethnographique possèdent des traits bien précis : parmi ceux-ci, le fait de se présenter sous une forme irréductiblement "narrative" ; d’avoir tendance à produire une fiction qui ne peut qu’advenir "sous le régime de l’attestation" – en d’autres termes, au moyen d’un "je" incapable de canaliser ses propos, sinon par le prisme de la fonction phatique – ; de procéder d’une autorité affective conférée par le "terrain" et rendue possible grâce à au moins deux types de modalités distinctes – "auto-implicative" ("j’y étais", "j’ai vu"), "comparative" ("cela me fait penser à") – ; de postuler que ce qui est raconté "existe", car si "cela est" (ou "fut") n’importe qui pourrait, sinon "s’y rendre", du moins le vérifier.[42] Or, fasciné par la porosité de ces disciplines, tout comme par l’impact que le structuralisme a exercé sur le traitement de leurs objets d’étude, Levi a rapidement relevé le potentiel d’une telle approche de l’écriture pour le mettre au service de sa propre entreprise autoriale. Dans la grande majorité de ses textes, et même dans les fictions – nous pensons in primis à Maintenant ou jamais (1982), mais aussi, entre autres, à La clé à molette (1978) –, il a adopté ou il a fait adopter à son narrateur une position analogue à celle du chercheur qui, de retour d’une enquête dans un pays inconnu, s’efforce d’en diffuser les conclusions auprès d’un auditoire demandant à être "convaincu", de façon plus ou moins manifeste selon les situations. Si dans Les naufragés et les rescapés cette habitude se double d’une propension à l’enchâssement d’histoires rapportées, c’est pour parfaire et rendre encore plus percutantes les réflexions engagées dans un livre dont les enjeux sont censés nous poursuivre une fois sa lecture achevée.

Il en va ainsi du tissage icastique mis au service d’une meilleure recevabilité du texte – sur la classification duquel la critique a toujours eu du mal à s’exprimer, bien qu’elle ait dû le qualifier d’"essai" depuis sa sortie. Levi en revendique la nécessité surtout dans les toutes dernières pages : "[l]’expérience dont nous sommes dépositaires, nous, les survivants des Lager nazis, est étrangère aux nouvelles générations de l’Occident, et elle le devient de plus en plus au fil des années", affirme-t-il. Ce à quoi il ajoute : "[p]our les jeunes des années cinquante et soixante, c’étaient les affaires de leurs pères, [parfois] on en parlait en famille, les souvenirs conservaient encore la fraîcheur des choses vues[ ; p]our les jeunes de ces années quatre-vingt, ce sont celles de leurs grands-pères : lointaines, effacées, 'historiques'" (Levi 2015, 195). À bien y regarder, c’est pour lutter contre chaque nouveau risque d’effacement, pour attirer l’attention d’une génération harcelée non seulement par une remise en cause définitive de l’eurocentrisme[43], mais aussi par "la menace nucléaire, le chômage, l’épuisement des ressources naturelles, l’explosion démographique, les technologies qui se renouvellent dans une accélération frénétique [à laquelle] il faut s’adapter" (ibid., 195), que le "témoin" défend ici avec vigueur son statut d’"écrivain", capable de dérouler la bobine de son propre vécu sans se priver de l’inscrire dans un horizon de pensée plus vaste, ni de se consacrer ouvertement à ce travail de recadrage et d’adaptation intrinsèque à la conception de n’importe quelle diégèse.

Si parallèlement à la rédaction de Les naufragés et les rescapés, "[d]éjà arrive à l’âge adulte une [multitude] sceptique, privée non d’idéaux, mais de certitudes[,] défiante à l’égard des grandes vérités révélées, [et] prête, en revanche, à accepter les petites, changeant de mois en mois au gré de la vague agitée des modes culturelles, dirigées ou sauvages" (ibid., 196), il ne faut pas s’étonner qu’à ce stade le dessein de Levi se fasse davantage pragmatique. "C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire" (ibid.), lance l’auteur, argumentant que la furie nazie, en dépit de sa défaite, a vite exhibé les techniques de la persécution et de la terreur à au moins une douzaine de pays qui ont une façade sur la mer Méditerranée, l’océan Atlantique ou Pacifique. Il enchaîne, comme pour nous avertir : "[l]’exemple hitlérien a montré l’étendue des ravages d’une guerre menée à l’âge industriel, même sans qu’on recoure aux armes nucléaires ; [pendant] ces vingt dernières années la funeste aventure américaine au Viêt-nam, le conflit des îles Malouines, la guerre entre l’Iran et l’Irak et les évènements du Cambodge et de l’Afghanistan en sont une confirmation" (ibid., 198). Bien sûr, il serait naïf d’espérer que les affrontements les plus récents ne serviront pas à leur tour de modèle ; ceci étant, si les personnages que Levi a croisés ou qu’il aurait pu côtoyer pendant la période de la déportation viennent hanter avec véhémence les pages de son dernier livre – sous un semblant qui n’a rien de spectral, car le lecteur doit bien ressentir qu’ils ont existé –, c’est pour mettre à distance les effets d’une manœuvre politique cynique dans laquelle tout un chacun pourrait se retrouver compromis.

Voici la question que le Grand Khan adresse à Marco Polo dans Les villes invisibles (1972) – l’un des ouvrages les plus suggestifs d’Italo Calvino – : "à quoi bon s’obstiner, lorsque l’on admet dès le départ que tout est inutile, que l’ultime accostage ne peut être que la ville infernale, là où, sur une spirale toujours plus resserrée, va finir le courant ?" À l’instar du philosophe italien Stefano Brogi (2006, 235-238), nous défendons la thèse selon laquelle Les naufragés et les rescapés serait à la fois une longue réponse à cette interrogation, et le plus haut commentaire de la réplique formulée par le marchand vénitien dans cette mise en fiction romanesque : "l’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons en étant ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément au plus grand nombre : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée, elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi au milieu de l’enfer n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place" (Calvino 1972, 169s. [nous traduisons]). Forcément, un projet de ce genre aspire à être mutualisé ; il était prévisible que Levi s’applique à le repérer chez tous ceux qui, comme lui, visent à faire de leur condition de rescapés la matière d’une exploration[44] qui touche à l’universel.

 

How to cite | Come citare: Furci, Guido (2020), "'Quand "tout est vrai, mais…' : mémoire et "imagination créatrice" dans Les naufragés et les rescapés de Primo Levi." In lettere aperte vol. 7, 67-85. [permalink: https://www.lettereaperte.net/artikel/numero-72020/456]

Bibliografia

Affergan Francis (1994), "Textualisation et métaphorisation." In Communications, vol. 58, 31-44.

Améry, Jean (1966), Jenseits von Schuld und Sühne. Bewältigungsversuche eines Überwältigten. Munich: Szczesny.

Améry, Jean (1995), Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable. Arles: Actes Sud.

Appelfeld, Aharon (1994), Beyond Despair – Three Lectures and a Conversation with Philip Roth. New York: Fromm International.

Appelfeld, Aharon (2006), L’héritage nu, traduit de l’anglais par Michel Gribinski, Paris, Éditions de l’Olivier.

Brogi, Stefano (2006), I filosofi e il male. Storia della teodicea da Platone ad Auschwitz. Milan: Franco Angeli.

Browning, Christopher R. (1992), Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland. New York: Harper Collins.

Calvino, Italo (1972), Le città invisibili. Turin: Einaudi.

Cassata, Francesco (2016), Fantascienza ? – Science Fiction ? Turin: Einaudi.

Coquio, Catherine (2015), Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire. Paris: Armand Colin.

Daros, Philippe (2012), L’art comme action. Pour une approche anthropologique du fait littéraire. Paris: Honoré Champion.

Gentili, Sonia (2005), L’uomo aristotelico alle origini della letteratura italiana. Rome: Carocci.

Halioua, Bruno (2007), Le procès des médecins de Nuremberg. L’irruption de l’éthique médicale moderne. Paris: Vuibert.

Horwitz, Gordon J. (2010), Ghettostadt. Łódź and the Making of a Nazi City. Cambridge: Harvard University Press.

Kandel, Eric (2007), In Search of Memory. The Emergence of a New Science of Mind. New York: W. W. Norton & Co. Draaisma, Douwe (2008), De heimweefabriek. Geheugen, tijd & ouderdom. Groningen: Historische Uitgeverij. 

Levi, Primo (1997), Opere, œuvres complètes rassemblées par Marco Belpoliti, introduction de Daniele Del Giudice, vol. 2. Turin, Einaudi.

Levi, Primo (2015), Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, traduit de l’italien par André Maugé, Paris, Gallimard.

Mesnard, Philippe/Yannis Thanassekos (2010) (ed.), La zone grise. Entre accommodement et collaboration. Paris: Kimé.

Perret, Catherine (2013), L’Enseignement de la torture, Réflexions sur Jean Améry. Paris: Seuil.

Presser, Jacob (1957), De nacht der Girondijnen, Amsterdam: Boekenweek.

Refini, Eugenio (2012), "Longinus and Poetic Imagination in Late Renaissance Literary Theory." In Translations of the Sublime, ed. Caroline Van Eck/ Stijn Bussels/ Maarten Delbeke/ Jürgen Pieters, Leiden: Koninklijke Brill NV, 33-53.

Roth, Philip (2004), Parlons travail, traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Paris: Gallimard

Roth, Philip (2001), Shop Talk : A Writer and His Colleagues and Their Work. Boston: Houghton Mifflin.

Jorge Semprún (1994), L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard

Sem-Sandberg, Steve (2011), Les dépossédés, traduit en français par Johanna Chatellard-Schapira. Paris, Robert Laffont.

Trunk, Isaiah (2007), Łódź Ghetto. A History, traduit du yiddish par Robert Moses Shapiro. Bloomington: Indiana University Press.

Unger, Michal (2004), Reassessment of the Image of Mordechai Chaim Rumkowski, Jérusalem, Yad Vashem – Keterpress Enterprises.

Wexler, Zohar (2013), Kichinev 1903. Paris: L’espace d’un instant.

PDF

Permalink: https://www.lettereaperte.net/artikel/numero-72020/456

Immagine di fondo: Ernesto Parmeggiani, Orfeo sul monte Radope, 1902; Copyright: Archivio fotografico del Museo Civico di Modena, CC BY-SA 3.0. Fonte: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ernesto_Parmeggiani,_Orfeo_sul_monte_Radope,_olio_su_tela,_1902